Une nuit en enfer à la Balme

 

C’est l’été 1956, année de ma saison en alpage, nous sommes vers la mi-août. Il est environ minuit. Un orage d’une rare violence éclate. Le maître berger réveille tout le monde car la situation est préoccupante. Les vaches sont à la pachonnée, là haut, aux Verdets, dans les contreforts de Mont Rosset, sur un petit replat à 1/2 heure de marche d’ici. Elles risquent, si elles se détachent, de se diriger vers des couloirs à avalanches.
Tout ensommeillés, nous nous équipons, prenons chacun une lampe de poche et partons dans une nuit d’encre, seulement illuminée par les éclairs qui se succèdent dans un bruit d’enfer. Des trombes d’eau et de grêle, poussées par un vent violent, nous assaillent dès la porte franchie. Ça nous réveille pour de bon!.
Il était temps d’arriver. Déjà une trentaine de bêtes sur cent vingt ont arraché leur piquet. Tournant le dos à la bourrasque, elles se dirigent vers les précipices. Après les avoir arrêtées, il nous faut les attraper une à une pour les libérer de leurs liens. Puis, pendant que deux d’entre nous gardent cette partie du troupeau, les autres vont détacher celles qui le sont encore.
A présent nous ne sommes plus sous, mais dans l’orage. L’air électrisé, qui nous hérisse poils et cheveux, rend les vaches de plus en plus nerveuses. Les voilà qui se mettent à courir, d’abord de manière désordonnée, puis à la queue leu leu, jusqu’à ce que les premières rattrapent les dernières. Ce cercle qui tourne en rond va être extrêmement difficile à arrêter. Il fait nuit noire, la pluie le vent et la grêle continuent de plus belle. Sans éclairage nous ne savons que faire! mais, dès qu’une lampe s’allume les vaches se précipitent vers elle. Le berger doit vite l’éteindre pour ne pas se faire piétiner. Après un temps qui nous paru interminable, nous réussissons enfin à les stopper en les attirant face à la montée avec nos loupiottes. Et cette tornade qui dure toujours !
Les animaux sont maintenant apaisés. Lentement nous partons à la descente, tous devant le troupeau pour en maîtriser la vitesse. Il ne faut surtout pas qu’il s’emballe à nouveau. Arrivés au pied de la pente, alors que le jour se lève, il y a l’Ormente à traverser. Le torrent grossi par la violence de l’orage roule des flots impétueux. Nous le franchissons sur une frêle passerelle .(une simple planche). Les vaches le traversent à gué. Elles ont de l’eau jusqu’au ventre. Malmenées par la force du courant, celles qui font un faux pas, ont beaucoup de difficultés à se récupérer.
Nous voilà maintenant devant les halles. L’accès en est difficile, ce qui a le don d’énerver à nouveau le bétail. Il nous faudra encore beaucoup de temps et d’énergie pour le placer à l’abri. Lorsque tout est en ordre, un comptage nous rassure: tout le cheptel est là, sain et sauf. Il est sept heures du matin.
Fourbus et trempés jusqu’aux os, nous allons rapidement au chalet changer de vêtements, prendre un petit déjeuner sur le pouce et vite nous atteler à la traite.(c’est l’heure où normalement elle se termine )
Quand nous en sommes à la moitié, les nuages se déchirent et le beau temps revient, mais le grondement des ruisseaux qui évacuent l’eau tombée la nuit remplit toujours la vallée.

Guy Plassiard